La violence au sein du couple - la violence sexiste et intrafamiliale //
"En cette journée internationale des droits des femmes, il nous importait de préciser pourquoi ce jour n’était pas la « Journée de la femme ». Des femmes, on en entend évidemment parler lorsqu’on prend en charge les auteurs de violences conjugales et il n’est pas rare d’entendre, ici ou là, à la volée, des phrases comme « Moi les femmes, je les respecte », ou bien, « Ma femme, je la respecte comme ma mère » - quand ce n’est pas, moins édulcorée de toutes, « J’aime les femmes ». Prononcés par leurs locuteurs dans l’espoir de se mettre sous un beau jour, elles ont de quoi faire sourire les intervenantes tant elles trahissent ce qu’elles prétendent énoncer.
« Et les hommes dans tout ça » ? C’est ce qu’on aurait en effet envie de dire quand on voit qu’ils sont aux abonnés absents de cet apparent respect. Apparent, car, en réalité, ce respect ostensible n’en est pas un, et témoigne d’un double régime, asymétrique : aux hommes, l’estime et l’amitié sincères, par respect du semblable ; aux femmes, la déférence et la révérence, pour sacrer la différence. Cette proximité s’honore d’une odeur rance tant ces mots, mis au contact de l’air du temps, se révèlent flétris d’inégalités.
Il y a des hommes et puis il y a les femmes ; et elles seraient, elles, au fond, si « différentes ». Cerner et célébrer l’évidence de nos différences, où est le mal après tout ? Comme toujours, dans le détail, celui d’un rien grammatical qui change tout. Colette Guillaumin l’avait bien vu, elle qui dénonçait « l’idéologie du masculin neutre » que cautionne l’apologie de la différence. Elle écrivait ainsi :
« Comment différentes ? De quoi ? De quoi sont-elles différentes ? Parce qu’être différent tout seul, si on pense grammaire et logique, ça n’existe pas, pas plus que la fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête. On n’est pas différent comme on est frisé, on est différent DE... Différent de quelque chose. Mais bien sûr direz-vous, les femmes sont différentes des hommes ; on sait bien de qui les femmes sont différentes. Pourtant si les femmes sont différentes des hommes, les hommes eux ne sont pas différents. Si les femmes sont différentes des hommes, les hommes, eux, sont les hommes. ».[1]
C’est donc une petite préposition qui renverse la donne de l’égalité : quand elle s’exprime comme « différence DE », et non « différence ENTRE », la dif-férence est ré-férence à une norme dont elle s’isole. Avec, « l’égalité dans la différence » (sic.), il n’y a plus un Ego qui fait face à un Alter Ego, mais un « Autre » isolé de l’Ego qui le pointe du doigt. Cette différence ne crée pas un « écart », car un écart, ça se creuse, ça se comble ; c’est ce qui rend d’ailleurs possible aussi bien la distance nécessaire au respect et à l’estime que le jeu indispensable à la belle dynamique de l’égalité, sociale comme individuelle. Non, c’est un abîme : cette différence, elle, est statique, figée, essentialisée, parce qu’elle s’adosse au naturel de l’évidence et à l’évidence du naturel.
C’est Le Deuxième Sexe. Et la thèse de la Beauvoir peut se comprendre comme le constat d’une division existentielle du genre : aux unes, l’immanence - de la Vie -, aux autres , la transcendance - de l’Esprit. Pour les premières, l’enfermement dans une identité générique qu’on leur prête, celle de l' « Éternel féminin », de l’ « Altérité radicale », particulière et générale ; pour les seconds, l’Histoire à écrire, l’Idéal à incarner, le devoir de porter l’universel tout en demeurant si singulier. Bref, par « différentes », il fallait entendre : autres, quelconques, et donc, quelque part, toutes si semblables. Pas de quoi nommer une rue en tout cas.
S’il convient de parler de « déférence », et non de respect, c’est dans la mesure où cette considération ne s’adresse pas aux femmes pour ce qu’elles sont, mais pour le rôle social qu’elles devraient tenir ; comme une mère. Il est vrai, a priori, qu’à en chercher la définition, on fera de la déférence une forme de respect accentuée : se montrer « déférent », c’est se conformer aux désirs et à la volonté de l’autre. Mais en pratique, à qui s’adresse réellement notre déférence ? Moins à la personne qu’à son titre ou son statut ; on fait preuve de déférence face aux sommités, non par respect d’estime mais par respect des grandeurs… d’établissement. La considération s’adresse ici à la fonction. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on est en droit de critiquer la « galanterie » : contrairement à la « politesse », qui fait passer l’autre avant soi-même, par respect, la galanterie, elle, s’adresse toute entière à un genre, à une identité sociale ; si donner sa place dans le métro à une femme enceinte ou personne agée, parce qu’elles se fatiguent plus vite, est une attention bienvenue, en faire de même pour toutes les femmes, parce qu’elles sont des femmes, revient à les présumer impuissantes ou fragiles par nature.
Dans l’égard envers la gente féminine, il y a donc moins une reconnaissance de leur valeur qu’un rappel à l’ordre. Déclarer qu’il convient de respecter une femme comme sa mère, c’est proférer avant toute chose une injonction et une projection ; c’est cantonner à un rôle - celui d’être nourricière, réconfortante, englobante -, dont doit découler le respect. Et c’est là tout le problème des activités de soin ou d’attention identifiées par la littérature féministe du care : traditionnellement exercées par les femmes, aujourd’hui encore, elles sont toujours valorisées d’une manière qui efface en réalité leur valeur. Ces savoir-faire discrets, quand ils sont accomplis, sont rabattus sur l’éthos (douceur, bienveillance, gentillesse…) ou la nature (instinct maternel…), réduisant à néant la reconnaissance due à la somme d’apprentissages, de techniques, d’efforts, bref de travail, qui les rendent possibles[2]. Quand les femmes accomplissent avec succès ces tâches vitales, la valeur-travail s’efface devant le naturel supposé qu’on leur préjuge ; quand elles échouent, les femmes en font doublement les frais, à la fois comme un travailleur qui aurait manquer de faire une tâche qui semble « basique », mais aussi comme sujet qui, ayant aussi naturalisé son rôle social, s’imagine être une mauvaise mère, une mauvaise personne, une mauvaise partenaire - comme si l’erreur technique était une faute morale entachant tout leur être.
La « déférence » est donc un piège car pour la mériter les femmes doivent apprendre à s’effacer. Quand on ne leur demande pas de jouer un second rôle, ou un rôle non rémunéré, dont elle n'obtienne ni l’estime aux yeux du public, ni l’estime de soi à leur propres yeux, c’est un rôle de faire-valoir qu’elles jouent. Si elles doivent briller, ce sera comme brillent le marbre des statues de femmes, à savoir, la plupart du temps, pour mettre en valeur l’inspiration du poète, représenter une idée (le Courage, la Beauté, la Liberté et la République) ; bref, encore et toujours être vectrice ou matrice de quelque chose, et non valoir pour elles-mêmes. La déférence ne confère pas de la valeur à ce qu’elles font, elle instille de se conformer à un rôle préfabriqué pour elles. Comme les statues donc, elles sont figées hors de l’histoire ; elles n’incarnent pas, elles représentent.
Pareillement, il n’y a pas de respect dans la « révérence », dans la mesure où le processus par lequel on révère fige Autrui dans un idéal impossible ; comme la Femme. La révérence implique certes un « respect profond », une « grande considération », mais c’est un respect adressé à une figure divinisée. Aussi - et surtout - le respect de la révérence est entachée de crainte. En pratique, comme le montre bien Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, les femmes ont toujours, à travers l’histoire, étaient associées à la magie, à la divinité ; pour systématiquement y perdre au bout du compte. Car comme elle le dit très justement, s’opère toujours un « retournement classique dans le domaine de choses sacré »[3], par lequel ce qu’on divinisait hier est diabolisé demain - un peu comme le vendredi 13 est jour de chance ou de malchance. Parce qu’on exige d’elles une responsabilité exorbitante (divine), les femmes, ainsi portées aux nues, sont toujours très vite tenues en défaut, celui qu’on vénère étant la cause de tous nos biens, comme de tous nos maux - « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »[4], rappelle beaucoup ce qu’expriment les auteurs de violences suite à une séparation.
Bref, la vénération s’avère là encore une arnaque car son horizon ne se dessine aucun respect. Dotées de responsabilités contradictoires, victimes de la mystification masculine, les femmes se voient enfermées dans des rôles de genre scellés par toute un imaginaire poétique, ordinaire, et religieux. Aucune société n'est exempte de cette malversation mythologique, et le christianisme n’est pas en reste ; loin s’en faut. En matière d’escroquerie faite aux femmes, il tient probablement la pôle position sur le podium avec la figure de la « Vierge » (sic.) Marie, dont toute la grandeur, quand on y pense, toute la dignité, tient au fait que son hymen n’a pas été perforé. Là encore, sa valeur vaut moins en raison de ce qu’elle a fait que de « ce qu’elle n’a pas fait » : à savoir, réussir le tour de force de concevoir de manière « immaculée » (sic.). A la culpa originaire de la Chute s’ajoute ainsi la macula indélébile de la procréation, en plaçant les femmes dans une double injonction contradictoire à la pureté et à la procréation. Une fois n’est pas coutume, le catholicisme s’avère demi-habile : Dieu a pris chair, mais à la chair Marie n’a pas le droit.
Bref, pour citer Gloria Steinheim :
« Un piédestal est une prison, au même titre que n’importe quel espace étroit »
Mateusz EVESQUE PIRONNEAU, Délégué général de la FNACAV




